Affiche de l’exposition de Strasbourg

Un affichiste obligeant

Il n’est pas peu dire que l’exposition « L’œil de Huysmans, Manet, Degas, Moreau… » (au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg) aura joué de malchance. Prévue du 3 avril 2020 au 19 juillet 2020, elle dut clore prématurément, avant la fin du mois d’avril en raison du grand confinement national lié à l’épidémie de la Covid-19. Une prolongation fut envisagée du 2 octobre au 17 janvier 2021, mais les conditions sanitaires ne permirent malheureusement pas cette réouverture…

Ne pouvant donc me rendre à la boutique afin d’acquérir l’affiche, je décidais de contacter le Service communication des musées de Strasbourg. J’obtins un rendez-vous dans un bureau du Palais des Rohan (Strasbourg) et y rencontrais un fort sympathique monsieur K. qui m’offrait gracieusement l’affiche souhaitée en français et en allemand (format A3), une plaquette ainsi qu’un marque-page aux couleurs de l’exposition. Quand je demandais s’il était possible d’avoir une grande affiche (119 cm x 175 cm), comme celle que  l’on voit dans les supports de mobilier urbain, la réponse fut nette : « Cela ne dépend pas de nous. Nous sous-traitons à une entreprise qui imprime, affiche et pilonne à l’issue de la campagne, ces affiches ne passent pas par chez nous. »

Quittant mon interlocuteur, je recherchais les coordonnées de ladite entreprise et me rendais immédiatement à son siège. Le télétravail ayant vidé les bureaux, je laissais mon numéro à un employé qui me promit de transmettre ma requête. Promesse tenue ou pas, personne ne revint vers moi. La situation sanitaire compliquant tout, j’eus de nombreux échanges unilatéraux avec un répondeur téléphonique avant qu’enfin s’établisse un contact avec une secrétaire (une vraie personne !) qui m’expliquait ne pas savoir s’il restait des affiches, l’exposition étant définitivement annulée, et qu’en distribuer n’était pas une pratique usuelle de l’entreprise ; mais elle me promit d’en parler à « son Directeur ».  Effectivement, celui-ci me téléphonait une heure plus tard.

En fin de journée, le Directeur me remet, sur mon seuil, de la main à la main, deux affiches ! Monsieur, merci beaucoup !

L’affiche de l’exposition, version allemande
Le marque-page de l’exposition

Pierre

Un bouquiniste sympathique

J’errais le long des quais de Seine, fouillant les boites vertes des bouquinistes. Quai de la Mégisserie, alors que je soulevais des livres, le propriétaire des lieux me demande si je cherche quelque chose en particulier. Je lui fais la réponse que tout lecteur (ou lectrice) de ce texte imagine. Un grand sourire illumine son visage, il se retourne, prends un livre posé sur le parapet et me montre Là-Bas dans la célèbre édition du Livre de poche, « je suis en train d’en lire un » me dit-il. S’il n’avait malheureusement rien qui puisse m’intéresser dans sa boite, Pierre et moi avons malgré tout discuté presque une heure de J.-K. Huysmans, de son art, de sa vie.

Quelques semaines plus tard, Pierre envoie un SMS pour me proposer l’achat du Avec Huysmans de Michel de Lézinier. Je déclinai l’offre, possédant l’ouvrage, étant même à ce moment au mitan de sa lecture ; extraordinaire coïncidence !

Aurélien

Le lapin blanc

Au chapitre VIII des Sœurs Vatard (1879), Auguste et Désirée assistent à un spectacle théâtral aux Folies-Bobino, alors situées au 20 rue de la Gaîté, à Paris. A l’issue de la représentation, la sortie du public est ainsi relatée :

« Tout le monde se leva, se précipita, se bouscula pour gagner la porte. Il était onze heures. Tous les lieux publics se dégorgeaient à la fois dans la rue. La chaussée moutonnait ; des gens tumultuaient chez un marchand de tabac pour allumer leurs cigarettes et leurs pipes. Près du lapin blanc empaillé et assis dans la devanture sordide d’un pâtissier, la boutique « du petit pot » s’emplissait d’ivrognes qui croquaient le verjus. »

Intrigué par ce « lapin blanc empaillé et assis dans la devanture sordide d’un pâtissier », Léon Deffoux a mené l’enquête et donne, dans son ouvrage J.-K. Huysmans sous divers aspects (1942), l’origine de cette curiosité. Il apparaît que vers 1807, une demoiselle Copaux ouvrit une pâtisserie au 43 rue de la Gaîté et éleva concomitamment des lapins par pure affection, sans vocation aucune d’en faire du civet. A la mort du plus beau d’entre eux, elle le fit empailler et l’exposa ainsi qu’on le lit. Sa tendresse pour ces animaux devait être extrême, car son testament spécifiait que ses successeurs auraient l’obligation de perpétuer pour l’éternité l’exposition du lapin dans la vitrine. L. Deffoux achève son explication en remarquant qu’en 1941 la maison Massot (anciennement Copaux) présentait non pas un, mais deux lagomorphes empaillés en vitrine, concluant que « bien loin de se perdre avec les années, la tradition va s’aggravant ».

En ce XXIème siècle bien entamé, force me fut de constater qu’un lunetier officie en lieu et place d’une pâtissière.

Aurélien, actuel propriétaire du commerce, est un homme sensible, plein d’humour et manifestement ouvert aux anecdotes littéraires. En effet, il a immédiatement accepté ma demande de réactiver la tradition au 43 rue de la Gaîté. Ainsi, aurez-vous peut-être* l’occasion de redécouvrir, presque 150 ans après Auguste et Désirée, un lapin blanc – en peluche, notre époque étant ce qu’elle est – assis dans sa devanture, donnant ainsi tout son sens au nom de cette rue, pour tout lecteur du J.-K. Huysmans naturaliste.

La curiosité étant contagieuse, Aurélien a questionné la plus ancienne résidente de l’immeuble qui lui rapporta  que le commerce de pâtisseries subsista jusque dans les années 1960 ; mais sans que l’on sache si un lapin « taxidermé » survécut à la guerre.

* La présence de l’animal n’est pas garantie, celle-ci étant subordonnée aux thèmes développés dans la décoration de la vitrine.

Vue extérieure

Vue extérieure

Vue intérieure

Mme Blanche Buffet sous le buste de Léon Bloy

Une librairie à remonter le temps

Le long du flanc nord de l’église Saint-Sulpice (6ème arrondissement parisien) court la rue du même nom. Joris-Karl Huysmans y résida une huitaine d’années dans sa jeunesse, et restera toujours attaché à ce quartier, le mentionnant à de multiples occasions dans son œuvre. Il existe aujourd’hui, au 7 de cette rue, une petite librairie qui, par le fil remonté de l’histoire, me ramena J.-K. Huysmans.

Par un radieux début d’après-midi, je suis devant la librairie Buffet ; mais dans l’impossibilité d’en franchir le seuil, et pour cause, curieusement, la porte ne possède pas de poignée. Entrevoyant en contrejour une âme œuvrer dans la pénombre, je frappe délicatement à la vitre ; une dame vient m’ouvrir. « Normalement c’est fermé, me dit-elle, mais entrez. » Le magasin désormais ouvert, elle raccroche la poignée extérieure. Tel fut mon premier contact avec Mme Blanche Buffet.

Lors de cette visite, je découvre que l’on y vend des « livres anciens, des livres de seconde main, mais pas des livres d’occasion, car dans ce sens les gens pensent qu’il y a un rabais, alors qu’ici, au contraire, ce sont des livres épuisés, des éditions originales, quelques fois des livres plus rares » (Claude Buffet, entretien sur France Culture, 1985). Ainsi s’exprimait le père de l’actuelle propriétaire, lequel céda le magasin à sa fille qui poursuit passionnément cette entreprise livresque. Une petite étagère consacrée à qui vous savez ne put me laisser indifférent et j’acquérais, entre autres, un tiré à part de la célèbre préface d’A Rebours paru aux éditions Durendal.

Remontons encore le fil du temps : M. Buffet avait succédé à M. Robert Capelin-Dol, lui-même ayant pris la suite de Mlle de Moresses, première propriétaire. Elle avait inauguré le commerce en 1923. Sous sa gérance, deux anecdotes méritent d’être relatées.

Il est dit que Paul Léautaud, prenant ses fonctions de secrétaire de rédaction dans la célèbre revue littéraire « Le Mercure de France », y ayant découvert un buste de Léon Bloy, cet « horrible écrivain catholique », voulut s’en séparer avec perte et fracas. Mlle Louise Blaizot, employée par la même revue, tenta une opposition à laquelle P. Léautaud aurait rétorqué : « Si vous l’aimez tant, couchez avec ! ». Nul ne sait si elle le prit au mot, mais elle emporta donc l’indésirable objet et, sans que nous ne sachions pourquoi, le confia à son amie libraire, Mlle de Moresses. Depuis cette époque, le visage sévère de L. Bloy, qui fut un très proche de J.-K. Huysmans, des années 1884 à 1891, trône aujourd’hui encore, toujours aussi bravement, en haut des étagères de la boutique.

Autre œuvre, même période, même destinée. Les murs de la librairie servirent aussi de cimaise au fameux portrait de J.-K. Huysmans par Jean-Louis Forain, tableau actuellement conservé au musée d’Orsay. Ce pastel, propriété du modèle jusqu’à sa mort, passa ensuite dans la collection d’un dénommé Henry Girard. Si la postérité retient ce dernier comme un personnage «insignifiant » (Joseph Daoust), il n’en demeurait pas moins un très proche de J.-K. Huysmans, lequel lui dédia son « Quartier Saint-Séverin » (1898). A la mort d’H. Girard, le portrait fut acquis par sa filleule, Mlle de Bienassis, qui le fit exposer quelques temps dans la boutique de Mlle de Moresses, première propriétaire, avant qu’il n’intègre les collections nationales, en 1929 (actuellement au musée d’Orsay).

Nonobstant le fait d’avoir été un intime de J.-K. Huysmans, auquel il survécut 16 ans, H. Girard est fondamentalement et curieusement lié à la libraire. En effet, nous savons de lui qu’il avait économisé de très longue date afin d’ouvrir une boutique. Toutes les formalités accomplies et le fonds de commerce acquis, il mourut subitement, le 30 août 1923 sans en avoir pu franchir le seuil. Or, il s’agissait d’une librairie sise… au 7 rue Saint-Sulpice (sur la porte de laquelle devait certainement être fixée une poignée extérieure…)

Le fil étant remonté, revenons au présent et projetons-nous dans l’avenir. Peu de temps après le moment où j’écris ces lignes, Mme Buffet fêtera le siècle d’existence de cette si charmante librairie où flotte encore, dans l’amour sincère des belles lettres, une ambiance fin du XIXème. Belle destinée !

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Bonus :

M. Claude Buffet racontait avoir retrouvé, dans la librairie, des reçus signés Raoul Ponchon  (1848-1937). Ce poète, contemporain exact de J.-K. Huysmans, avec qui il ne semble jamais avoir eu de contacts, partageait avec l’écrivain une détestation de l’architecture locale. En témoigne son célèbre quatrain :

Je hais les tours de Saint Sulpice

Quand par hasard je les rencontre

Je pisse

Contre

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La porte sans sa poignée…

La porte avec sa poignée…

La maison Huysmans dans le monastère Saint-Pierre de Solesmes.

La maison Huysmans à Solesmes

Me voici face à l’imposant monastère bénédictin Saint-Pierre de Solesmes, abruptement qualifié de « caserne » par notre écrivain. J’entre dans le magasin de l’abbaye, en fais un tour rapide, m’adresse au moine qui siège à l’accueil et lui explique, un peu naïvement, que je suis ici sur les pas de J.-K. Huysmans. C’est un religieux d’un certain âge, voire d’un âge certain, cheveux blancs et coule noire. La discussion s’engage et rapidement il m’apprend qu’existe une « maison Huysmans » à Solesmes. Je lui fais part de mon étonnement en lui demandant s’il ne confond pas avec celle, bien connue, de Ligugé. Mais non, il s’agit bien d’une maison située à Solesmes, précisément dans les dépendances de la clôture. Inouï ! Jamais je n’ai lu mention de celle-ci, pas même dans Itinéraires huysmansiens, petit index des logis de J.-K. Huysmans (1933) de Gabriel-Ursin LANGE, petit recueil a priori exhaustif*. Malheureusement son accès n’est pas possible au tout venant et mon interlocuteur ne peut m’y conduire, étant de service au magasin jusqu’à 19h00. Absolument ébaubi d’apprendre l’existence de ladite maison, je laisse mon adresse mél au moine, lui priant de bien vouloir m’envoyer des photographies de celle-ci dès qu’il le pourra. Percevant très certainement l’état d’excitation qui m’anime, il réfléchit et me propose de m’y mener après son repas. Rendez-vous est fixé à 19h30 précise devant le monastère.

A l’heure prévue, une poterne s’ouvre dans la muraille, le moine me fait entrer dans les jardins alors que sort un autre religieux par le portail principal. « La maison Huysmans, me dit-il, peu de gens la connaissent. J’en ai parlé au frère archiviste, celui que vous venez de voir sortir ; même lui a dû réfléchir pour s’en rappeler. » Nous empruntons un chemin de gravier courant dans un grand parc constitué de vastes espaces engazonnés, ornés de massifs taillés géométriquement et bordés de rangées d’arbres. Nous marchons d’un bon pas, tout en devisant des raisons de mon intérêt pour J.-K. Huysmans et de cette fameuse maison. Dans un coin du jardin, nous voici face à quelques bâtiments, visiblement peu fréquentés. « La maison Huysmans » m’entends-je dire devant une petite construction décrépie et recouverte de végétation sauvage. Le moine sort une clé des manches de sa coule et ouvre, avec quelques difficultés, une porte qui résiste. Une seule pièce, deux portes, autant de croisées, emplie d’objets divers, visiblement un lieu de stockage. « Il y a quelques années nous avions pensé la démolir, mais finalement on s’en sert encore pour stocker des choses ». Je prends donc quelques photos de la maison et de ses commodités. Puis nous repartons, reprenant notre conversation à bâtons rompus, ambulant dans les jardins. Le moine m’entretient de la « véritable épine de la couronne du Christ » détenue au monastère, des mensonges de Zola qui, ayant assisté à des miracles à Lourdes, ne voulut jamais les avouer et de la sincérité de J.-K. Huysmans qui, lui, les reconnut (Cf. Les Foules de Lourdes (ch. V), 1906). Ce moment, absolument délicieux, à écouter le saint homme exprimer toute sa ferveur religieuse, est malheureusement interrompu par le son des cloches qui, annonçant les complies, me font ramener à la porte franchie une heure plus tôt. Depuis ce jour je n’ai plus revu le frère R., mais ne désespère pas reprendre cette conversation dès que les circonstances le permettront.

J.-K. Huysmans séjourna-t-il dans cette maison ? Y dormit-il ? Y écrivit-il ? Je n’en sais rien, et finalement peu importe ; l’essentiel aura été cette rencontre inattendue.

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* Les extraits suivants confirment que cette maison accueillit bien J.-K. Huysmans :

« Je suis installé dans la petite maison que vous avez vue, en face de la maisonnette du P. Mocquereau ; et j’ai travaillé beaucoup ces jours-ci, dépouillant le Spicilegium Solesmense et les Analecta de dom Pitra. J’y ai trouvé tant de documents que me revoilà encore un travail sérieux sur la planche, pour mon malheureux livre [La Cathédrale]. » (Joris-Karl Huysmans, lettre à l’abbé Gabriel Ferret, 28 juillet 1897) – mise à jour le 7 décembre 2021

« Je suis depuis 2 jours, installé dans ma petite maison de l’an dernier et j’y vis tranquillement, travaillant avec des livres introuvables autre part. » (Joris-Karl Huysmans, lettre à Julie Thibault, 27 juillet 1897)

« [A Solesmes]… il y a une petite maison pour lui. Il y est comme chez lui. Très bien accueilli ; on voudrait l’y fixer. » (Auguste Prénat, notes personnelles prises après sa première rencontre avec Joris-Karl Huysmans, 17 septembre 1897)

Le frère R. s’échignant avec la serrure de la maison Huysmans
L’intérieur de la maison Huysmans
Les commodités liées à la maison Huysmans

Chez Carhaix

Comme une odeur de pot-au-feu…

Qui a lu Là-Bas (1891) sait immédiatement de quoi il retourne !

L’association ACF Paris (Art, Culture et Foi) propose ponctuellement la visite des parties hautes de l’église Saint-Sulpice de Paris : galerie surplombant le porche, charpente, pièces diverses situées à la base de la tour nord. Cette église et ses alentours, que Joris-Karl Huysmans fréquenta assidument, sont des lieux incontournables de la mythologie huysmansienne. Dans En Route (1895) il assure qu’à Saint-Sulpice « l’on pouvait se pouiller l’âme sans être vu, l’on était chez soi », belle preuve d’intimité n’est-ce pas ? Notons aussi qu’ils seront mentionnés dans toutes ses œuvres majeures, Marthe (1874) exceptée. Mais J.-K. Huysmans n’en restant pas moins un éternel insatisfait ; si l’âme se déploie en toute sérénité dans l’église, les yeux saignent face à cette « abominable construction ! (…) Du parvis au premier étage, il y a des colonnes doriques, du premier au deuxième, des colonnes ioniques à volutes ; enfin, de la base au sommet de la tour même, des colonnes corinthiennes, à feuilles d’acanthe. Que peut bien signifier ce salmigondis d’ordres païens pour une église ? Et encore cela n’existe que pour la tour habitée par les cloches ; l’autre n’est même pas terminée, mais demeurée à l’état de tube fruste, elle est moins laide ! (…) Ce n’est pas, en effet, une église, c’est une gare. » (Là-Bas, 1895)

Et c’est donc dans la plus laide des tours qu’il fit s’établir d’abord l’anonyme accordant de la nouvelle éponyme (parue en janvier 1899 dans Gil-Blas) puis, reprenant ce thème, le couple Carhaix de Là-Bas. Dans ce roman, il situe l’appartement du sonneur de cloches Louis Carhaix et de son épouse derrière les fenêtres en demi-lune de gauche, au premier niveau d’élévation.

Lors de ma visite, la guide rappela immanquablement les pittoresques scènes de repas entre l’accordant, sa femme, Durtal et Des Hermies dans cette petite pièce, voutée d’arêtes. Magiquement, s’établissait devant mes yeux ces scènes lues et relues, ces scènes d’amis devisant de l’art campanaire en voie de perdition, de l’existence réelle ou non des incubes, des succubes et autres larves ; et bien sûr des combats occultes entre le Docteur Johannès et le chanoine Docre relatés par l’astrologue Gévingey, invité exceptionnel. Tous, se délectant d’une « robuste viande qu’aromatisait une purée de navets fondus, qu’édulcorait une sauce blanche aux câpres » ou partageant un « pétulant pot-au-feu qu’éperonnait une pointe de céleri affiliée aux parfums des autres légumes », dont les fragrances embaumaient mes narines.

Revenu de mes songeries littéraires à la triviale réalité, je dois admettre que le clou de la visite fut sans nulle doute le moment où l’on nous dévoila la fameuse « cave aérienne  du brave Carhaix » (effectivement située à 10 mètres de hauteur), le seul lieu qui trouvait grâce aux yeux de Durtal / Huysmans dans l’édifice.

La cave aérienne

Mme Gibouin

Un voisinage ombrageux à Ligugé

Nous sommes en 1898. Le terrain sur lequel se situe la villa Notre-Dame de Ligugé, non encore sortie de terre à l’époque, avait été acheté par le couple Leclaire, des amis de J.-K. Huysmans. L’écrivain, quant à lui, avait acquis une parcelle séparée de celle-ci par une petite propriété sur laquelle était posée une maisonnette, possession de « la veuve Gibouin ». Au regard des projets qui animaient J.-K. Huysmans, la réunion des terrains lui semblait nécessaire. Il chercha donc à devenir propriétaire du terrain de sa voisine ; celle-ci refusa. D’âpres négociations s’ensuivirent, l’écrivain allant jusqu’à acheter la maison du garde forestier (sise aussi à Ligugé), plus grande et plus moderne et la lui proposer en échange ; refus catégorique. La maison nouvellement acquise fut revendue à perte et l’acariâtre veuve resta chez elle. « Huysmans s’imaginait qu’elle le narguait et, chaque fois qu’il l’apercevait dans son champ, il la traitait, à part soi, tantôt de « Chouanne », tantôt de « Maugrabine » , parce que son nez avait la forme d’un yatagan, ou bien encore de « femme au casque » , à cause de la coiffe belliqueuse qu’elle portait comme un heaume » (Lucien Descaves, Les dernières années de J.-K. Huysmans, 1941) ; bonne ambiance assurément !

Au détour d’une conversation avec M. et Mme S. (voir l’article ci-dessus sur la villa Notre-Dame), je pense saisir que la maison de la veuve Gibouin n’a peut-être jamais quitté le giron familial et que son actuelle résidente en est certainement une descendante. J’établis donc le contact, apprends que l’hypothèse est juste ; un rendez-vous est donc fixé.

J’ai passé une heure chez M. et Mme M. Cette dernière étant l’arrière-petite-fille de la veuve Gibouin. Les origines de la maison sont datées d’environ 1880, soit bien avant les démarches infructueuses de J.-K. Huysmans. Si Mme M. avait bien eu vent des déboires de son aïeule, l’affaire de la maison du garde forestier ne lui disait rien. Mais cette visite fut surtout pour moi l’occasion de voir la seule image connue de cette si féroce voisine. Il s’agit d’une photo prise lors du mariage des parents de Mme M., en 1930, à Saint-Julien l’Ars. La veuve Gibouin, grand-mère du marié, est à sa droite, vêtue de sa robe noire et de ses barbes blanches ; elle mourut trois jours après ce cliché ! Quant à mon hôte, elle naquit trois ans plus tard, n’ayant par conséquent jamais connu celle qui résista si héroïquement à J.-K. Huysmans et qui participa certainement à lui faire cruellement écrire dans L’Oblat (1903) que non seulement « les paysans sont stupides et retors », la population locale « libidineuse et cupide  » mais qu’en sus leurs mœurs « sont tellement ignobles qu’il vaut mieux n’en point parler ».

Mme Gibouin à la droite du marié, 1930

Une plaque à Lourps

Une plaque commémorative à Lourps

Lors d’une visite dans la librairie de madame Blanche Buffet, cette dernière m’apprenait incidemment que le lendemain était organisé un événement autour de Joris-Karl Huysmans à Lourps.

Lourps est un lieu-dit dépendant de la commune de Longueville (Seine-et-Marne). Celui-ci est constitué de deux éléments établis sur le sommet d’une colline. D’un côté, une vaste propriété privée ceinte d’un mur dissimulant un manoir (communément désigné comme « le château »), un corps de ferme et un pigeonnier ; de l’autre, la chapelle Saint-Menge dont l’origine remonte au XIIIème siècle, flanquée d’un cimetière. J.-K. Huysmans découvrit cet ensemble dès 1881, alors qu’il résidait quelques jours à Jutigny, un village proche du site. Il  revint à Lourps à plusieurs reprises jusqu’en 1885, et en fit littérairement le berceau de Jean Floressas des Esseintes, personnage principal d’A Rebours (1884), et lieu de l’action d’En Rade (1887).

La décision de me rendre à Lourps le week-end suivant mon passage dans la librairie de Mme Buffet ne fut guère longue à prendre.

L’organisation de la manifestation était le fruit du travail croisé entre deux associations : « Culture et patrimoine – Les amis de Lourps » et « Les après-midi de Saint-loup ».  La journée était scindée en deux. En matinée une promenade d’environ une heure et demie était proposée. Muni d’un livret explicatif, je cheminais en autonomie depuis la chapelle en suivant le « chemin du Feu parce que jadis il avait été tracé, à travers champs, la nuit, par le piétinement de tout le village de Jutigny qui courait au secours du château en flammes » (En Rade) jusqu’à Jutigny ; puis, je longeais les tourbières avant d’effectuer une grande boucle dans la campagne avoisinante. A l’issue de la marche était offerte la possibilité de visiter les jardins du château ainsi que ses abords où trône un curieux « puits surmonté d’une sorte de pagode en tôle terminée en un croissant de fer posé sur une boule » (En Rade). Par l’extrême gentillesse des organisatrices, on me présenta la propriétaire des lieux qui me fit un résumé de l’histoire de son bâtiment et des territoires alentours. L’après-midi se déroula dans la chapelle, transformée pour l’occasion en salle d’exposition et de conférence. Des panneaux, des reproductions photographiques, des fac-similés de documents rares présentaient liens entre l’écrivain et Lourps. Ensuite, face à un public somme toute conséquent, trois conférenciers prirent la parole. Ainsi s’exprimèrent, sur la thématique du jour, François Angelier, Eric Walbecq et Lionel Richard. Enfin, à l’issue des débats, une collation était organisée dans la salle des fêtes de Longueville.

Lors de ce moment festif, je discutais avec différentes personnalités locales dont M. Fortin, maire de la Longueville (commune de laquelle dépend Lourps), ainsi que différents membres de l’Association des amis de Lourps. Le cœur des discussions porta inévitablement sur J.-K. Huysmans. Estimant que l’actuelle notoriété de Lourps était en très grande partie due à l’écrivain, je déplorais que son influence ne fût pas mise plus en avant et proposais un projet d’apposition de plaque.

De retour chez moi, je réitérai ma demande par courriel, ce qui généra donc une correspondance régulière avec M. Deprez, président de l’association « Culture et Patrimoine – Les Amis de Lourps ». Il advint donc que le projet de plaque fut approuvé par le Conseil municipal de Longueville et que je fus mandaté pour la rédaction du texte.

In fine, la première plaque du XXIème siècle commémorant J.-K. Huysmans fut scellée sur le contrefort gauche de la façade occidentale de l’église Saint-Menge à l’été 2022.

L’inauguration officielle eut lieu le 17 septembre de la même année, dans le cadre des journées du patrimoine, en la présence de MM. Fortin et Deprez. Après une présentation de la genèse du projet par ce dernier, je pris la parole, une vingtaine de minutes durant, pour exposer l’importance que revêt, à mes yeux, le si particulier site de Lourps dans la vie et l’œuvre de J.-K. Huysmans. On m’invita ensuite à dévoiler la plaque et la cérémonie s’acheva par un sympathique pot de l’amitié organisé par les bénévoles de l’association présidée par M. Deprez.

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Bonus :

  • Lien vers mon discours en vidéo

  • Texte de mon discours inaugural :

« Avant toute chose, je voudrais remercier très sincèrement et très chaleureusement M. Fortin, maire de Longueville, M. Deprez président de l’association des Amis de Lourps ainsi que tous ses bénévoles pour leur soutien et leur engagement sans faille dans la réussite de ce projet littéraire.

Je précise que je ne suis ni un universitaire, ni un journaliste ; mais simplement un lecteur passionné, un admirateur et un collectionneur, membre de la Société J.-K. Huysmans, originaire d’Alsace.

Nous sommes réunis ici pour inaugurer la pose d’une plaque en l’honneur de J.-K. Huysmans sur un contrefort de la façade occidentale de l’église Saint-Menge de Lourps. Mais revenons un peu dans le passé. La première plaque commémorative dédiée à J.-K. Huysmans a été posée le 15 mai 1927 au 31 rue Saint-Placide à Paris, immeuble dans lequel il mourut. Nous étions peu ou prou 20 ans après sa mort. Puis 5 autres plaques furent posées durant le XXème siècle, la dernière en 1995 rue Cambacérès à Paris.

Et nous nous retrouvons aujourd’hui, en 2022, soit presqu’un siècle après la première, pour célébrer la pose de la première plaque du XXIème siècle. C’est donc la preuve que la mémoire de J.-K. Huysmans persiste, et qu’il reste un écrivain qui, sans être un géant tels Victor Hugo, Balzac ou Proust dont on parle tant en ce moment, reste important dans le l’histoire littéraire et dont on a encore beaucoup à apprendre. Si tant est que l’on se donne la peine de le lire, bien évidemment… Car oui, J.-K. Huysmans est un auteur majeur dans le paysage littéraire français pour toute une série de raisons dont l’analyse n’est pas l’objet de ce discours. Mais disons, pour ceux qui ne seraient pas particulièrement familiers avec lui, que peut-être peut-on dire que son art réside dans l’intrication toute particulière entre biographie de l’auteur et ses romans et tout ceci enrobé dans les anneaux d’un style particulièrement truculent. Et cette biographie est elle-même singulière, il a débuté comme épigone matérialiste d’Emile Zola (Marthe, histoire d’une fille ; Les Sœurs Vatard) et terminé sa vie, après une conversion retentissante, comme catholique intransigeant et oblat bénédictin du monastère Saint-Martin de Ligugé (En Route ; La Cathédrale ; L’Oblat), ceci en étant passé par une période pendant laquelle l’occultisme et le satanisme l’intéressèrent particulièrement (Là-Bas).

Mais alors, pourquoi une plaque ici, dans ce lieu-dit de Lourps à l’Est de la Seine-et-Marne sachant que J.-K. Huysmans est un écrivain parisien, né à Paris et mort à Paris dont la détestation de la province est légendaire ?

Entre nous, je pense qu’il aurait volontiers adhéré à l’idée d’Edmond de Goncourt qui écrivait dans son journal le 8 novembre 1881: « « Moi, il n’y a que les êtres parisiens qui m’intéressent… Les paysans, tout le reste de l’humanité enfin, c’est pour moi de l’histoire naturelle. »

Parce que pour détester ainsi les provinciaux, peut-être faut-il les avoir côtoyés. Et J.-K. Huysmans les côtoya notamment ici, à Lourps et ses alentours, Longueville, Jutigny… Et combien de fois y vint-il en villégiature ? Les biographes ne semblent pas tous d’accord, certains ne mentionnent que 2 venues, d’autres 3. La seule certitude que nous ayons est qu’il soit venu à plusieurs reprises et que le lieu lui ait suffisamment plu pour qu’il le mentionne dans ses œuvres. Quand je dis le lieu, il s’agit bien évidemment de l’ensemble qui regroupe l’église Saint-Menge et le château dont il donnera une description dans une lettre à son ami Alexis Orsat le 19 août 1885 : « cette ruine romantique, parfaite comme silence et solitude, mangée de mousse et de lierre, une bâtisse immense avec caveaux et colombiers, pullulant de pigeons et d’hirondelles, battue à tous vents, ayant en somme grand air dans sa détresse. » Les deux édifices forment donc un tout pour lui, d’ailleurs dans son roman En Rade il fait mention de supposés souterrains qui auraient liés château et église.

Nous évoquerons donc ces deux bâtiments avec leurs spécificités propres.

D’abord, le château :

Nous trouvons donc dans son œuvre 2 romans majeurs dans lesquels cette référence apparait :

D’abord, A Rebours, son roman le plus célèbre qui paraît en 1884. Ce roman, considéré comme un roman pivot du XIXème et qui est à peu près le marqueur de sa sortie du naturalisme,  la mention de Lourps apparait dès la première phrase :

« À en juger par les quelques portraits conservés au château de Lourps, la famille des Floressas des Esseintes avait été, au temps jadis, composée d’athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres.» (réître : guerrier brutal et grossier)

Des cohortes entières de lecteurs ont lu A Rebours, bible de la décadence, chef d’œuvre de J.-K. Huysmans. Mais qui se rappelle que le 12ème mot du roman est « Lourps » !

Dans A Rebours, J.-K. Huysmans imagine que son personnage principal Jean Floressas des Esseintes nait dans le château puis, parti faire ses études chez les jésuites, revient à Lourps passer ses vacances d’été, puis des Esseintes finit par vendre le château pour acheter sa fameuse thébaïde de Fontenay-aux-Roses. Notons que ses venues l’été ressemblent à celles que fit J.-K. Huysmans aux étés 1884 et 1885,

Après A Rebours, le deuxième roman est En Rade. Roman souvent méconnu et bien malheureusement oublié dans les notices biographiques de l’écrivain.

J.-K. Huysmans le publie en 1887. Ce coup-ci, Lourps est le lieu de l’action, tout le roman s’y déroule. Ce roman relate l’histoire d’un couple, Jacques et Louise Marle qui vient en villégiature dans le château de Lourps pour échapper aux créanciers suite à une irrémissible faillite. Les choses n’étant jamais simples, Louise souffre d’une mystérieuse maladie nerveuse. Il est absolument remarquable que le volume s’ouvre sur l’arrivée à pied de Jacques au château et s’achève par le même trajet effectué par Antoine et Norine, oncle et tante de Louise, régisseurs du château, qui sont présentés comme de rustres paysans (peut-être une illustration de ce que représentait la province pour J.-K. Huysmans).

Mais au-delà de la simple trame narrative, En Rade peut se lire comme une espèce de récit autobiographique. En effet, J.-K. Huysmans était venu durant quelques semaines en vacances dans le château durant l’été 1885 avec sa compagne, Anne Meunier, elle-même gravement malade, comme l’est Louise dans le roman. On peut réellement établir un parallèle entre le personnage de Jacques et Joris-Karl Huysmans et le personnage de Louise et Anne Meunier. Dans le roman, J.-K. Huysmans rapporte ici ou là à quelques analyses des sentiments de ses personnages dont la crudité fait froid dans le dos, nous renvoyant à nos propres démons.

Je vais vous lire les réflexions de Jacques méditant sur sa pauvre femme. Dans cet extrait, vous remarquerez le passage de la 1ere à la 3eme personne du singulier. Comme si J.-K. Huysmans lui-même s’interrogeait sur ce que vit son personnage, sur ce qu’il a lui-même vécu ici, à Lourps.

«  Louise n’est, depuis sa maladie, bonne à rien. Que faire d’une femme impotente, assise dans un angle, et frappant le plancher du pied ? et puis… et puis… qui sait si sa santé ne s’aggravera point et si je ne deviendrai pas, sans argent pour la soigner, garde-malade ?

Ah ! s’il était seul, comme sa vie s’arrangerait mieux ! si c’était à refaire, comme il ne se marierait plus !

— A supposer, en effet, que Louise mourût, une fois le chagrin tari, il pourrait attendre sans trop pâtir les événements à naître ; il pourrait vivoter jusqu’à ce qu’il eût trouvé une place ; il pourrait peut-être découvrir une femme, râblée, solide, experte à diriger un ménage, une femme qui fût une servante de curé et avec cela une maîtresse qui n’imposât pas à son amant de trop longs jeûnes ! eh oui ! il en souffrait à la fin des fins de cette abstinence de la chair que la maladie de sa femme lui faisait subir !»

On est ici témoin des pensées d’un personnage qui envisage la mort de sa femme, qu’il aime sincèrement, espérant ainsi se débarrasser du fardeau qu’elle est devenue

En parallèle, Louise pense à sa relation avec son mari. Ici il n’y a pas l’emploi de la 1ere personne.

« Elle pensait forcément, ainsi que toutes les femmes, que la possession de son corps était un inestimable don ; comme toutes les femmes encore, épouses, filles ou maîtresses, elle pensait aussi que le mari, le père ou l’amant avait été mis sur la terre pour subvenir aux besoins de la femme, pour l’entretenir, pour être, en un mot, sa bête à pain.

Puis, n’était-elle pas enviable et jolie quand il l’avait épousée, n’avait-elle pas été la dispensatrice de nuits folles, et n’avait-elle pas été constamment aussi attentive aux souhaits de Jacques, vigilante et douce ? En fin de compte, elle avait fait, en se mariant, un marché de dupe, car il l’avait frustrée; il lui avait volé par son insouciance sa vie heureuse et criminellement aggravé les transes de sa maladie par le menaçant aspect de la misère !

Ah ! si c’était à refaire, comme elle ne se marierait pas ! »

Car finalement ainsi que le dit J.-K. Huysmans un peu plus loin, évoquant ces pensées morbides « Si ferme, si vaillant qu’il soit, nul n’échappe à ces mystérieuses velléités qui cernent de loin le désir, le couvent, l’élèvent, le cachent dans les latrines les plus dissimulées de l’âme. » 

Nous sommes tous confrontés à des pensées dont nous sommes peu fiers.

Un important volet de la vie sentimentale de l’écrivain s’est visiblement joué ici, au château de Lourps quand il y vint en vacances.

Intéressons-nous maintenant au deuxième lieu, l’église Saint-Menge.

Rappelons que lorsqu’il fréquenta ces lieux il tendait plutôt vers l’athéisme, ou l’agnosticisme… On ne sait exactement, mais comme je l’ai signalé précédemment il se convertira franchement au catholicisme vers les années 1891/1892.

Donc la fascination du romancier pour l’église remonte à une période ou le fait religieux n’est pas une priorité pour lui, néanmoins il ne le laisse pas indifférent. Voici ce qu’il écrit dans En Rade au chapitre XI :

 « Cette église était en longueur, sans transept simulant les bras d’une croix, formée simplement par quatre murs le long desquels de minces colonnes disposées en faisceaux, s’élançaient jusqu’aux arceaux des voûtes. Elle était éclairée par des rangées de fenêtres se faisant face, des fenêtres en ogive à courtes lancettes, mais dans quel état ! les pointes des lancettes cassées, rafistolées avec des morceaux de ciment et des bouts de briques, les verrières remplacées par des vitres divisées en de faux losanges de papier de plomb ou laissées, telles quelles, vides, la voûte éraillée perdant les eschares de sa peau de plâtre, pliant, surmenée, sous la pesée du toit.

On comprend que l’état de la chapelle n’a rien à voir avec l’état actuel. Elle parait d’abord abandonnée.

(…)  Les chats-huants et les corbeaux entraient librement dans l’église par les trous des vitres, perchaient sur ce Christ et, battant de l’aile, le balançaient, en l’inondant de leurs jets digérés d’ammoniaque et de chaux ! Sur le pavé du sanctuaire, sur les stalles pourries de bois, sur les bancs de l’autel même, c’était un amas de blanches immondices, une vidange d’oiseaux carnivores, ignoble !

Le lieu ne semble habité que par les animaux…

(…)

Un fumet de charogne encensait l’autel. Guidé par cette odeur, Jacques passa derrière le tabernacle et vit, par terre, des restes de mulots et de souris, des carcasses sans têtes, des bouts de queues, des bourres de poils, tout le garde-manger des chats-huants, resté là, près d’une armoire de sapin entr’ouverte dans laquelle pendaient des étoles et des aubes. Il eut la curiosité de visiter cette armoire et, au-dessous du porte-manteau, il discerna, pêle-mêle, sur une planche, un cornet de pointes, le calice et le ciboire, et une boîte en fer-blanc, mal bouchée, gardant quelques hosties.

Nous remarquons ici la présence des objets nécessaires au culte et à l’eucharistie.

(…)

Ah ! tout de même, le prêtre qui laissait dans un tel état d’abandon l’église où il célébrait des offices était un bien singulier prêtre ! il aurait pu du moins serrer ses pains azymes et ses vases, se disait Jacques. Il est vrai que Dieu résidait si peu dans cet endroit, car l’abbé gargotait les sacrements, bousculait sa messe, appelait son Seigneur en hâte et le congédiait, dès qu’il était venu, sans aucun retard. C’était un service tout à la fois télégraphique et divin, suffisant peut-être pour les trois ou quatre personnes arrivées de Longueville et qui n’osaient s’asseoir, tant les bancs étaient vermoulus et sales ! »

Finalement, il apparait à Jacques (je rappelle que l’on peut le considérer comme un double de J.-K. Huysmans) que cette église n’est-elle pas complètement abandonnée aux animaux, qu’un prêtre y officie, et visiblement de manière peu orthodoxe, bâclant les offices pour de rares fidèles.

On trouve dans ces passages, en germe, deux traits extrêmement importants de qui fut J.-K. Huysmans :

– d’abord, un esthète portant un regard acéré et précis sur une pièce d’architecture religieuse. Celle-ci est encore en ruine, mais il admirera les églises parisiennes, pensons à Saint-Séverin, Notre-Dame ou encore Saint-Merri et bien sûr, la plus belle de toute, la cathédrale Notre-Dame de Chartres dans son roman de 1898 sobrement titré La Cathédrale.

– Ensuite, un catholique acariâtre qu’il sera notamment après sa conversion et même au-delà de sa mort. Je vous donne une citation extraite des Rêveries d’un croyant grincheux, texte posthume, qui résume son éternelle incompréhension : « Pourquoi un catholique pratiquant est-il plus bête qu’un homme qui ne pratique pas ? ». Beaucoup lui ont reproché ses propos acerbes envers le clergé séculier, persuadé qu’il était un faux dévot, que sa conversion était feinte, qu’il était une espèce de nouveau Léo Taxil. Mais sa longue et lente agonie, entièrement tournée vers une acceptation chrétienne de la douleur prouvera l’intensité de sa foi à tous ses contempteurs.

Je pense que le chemin parcouru entre la vision de l’église délabrée de Saint-Menge et l’admiration pour la somptueuse cathédrale de Chartres apparait comme une métaphore du parcours religieux que suivra J.-K. Huysmans, de l’agnosticisme à la foi absolue.

Pour conclure ce discours, je dirais :

–  que A Rebours s’ouvre sur le château de Lourps et se clôt par une prière : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire etc… »

– que En Rade offre la première fois une place importance à un édifice religieux dans l’œuvre de J.-K. Huysmans

Et que pour ces 2 raisons, Lourps est un lieu majeur dans la vie et l’imaginaire huysmansien.

Je pense que ce site a eu un rôle de pivot et peut-être perçu comme le fondement de la deuxième partie de sa vie d’homme et de sa carrière d’écrivain.  Et c’est pour cela que je pense que la pose d’une plaque s’imposait sur un contrefort de la façade occidentale de l’église Saint-Menge.

Je vous remercie toutes et tous pour votre présence et votre écoute. »

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Discourant

Dévoilant

Joris-Karl Huysmans se recueillant dans la chapelle dédiée à Sainte-Lydwine de Schiedam (photographie de Léon Leclaire, 1897)

La réédification de Sainte-Lydwine de Schiedam

Est-il possible de s’intéresser à Joris-Karl Huysmans et faire l’impasse sur Sainte-Lydwine de Schiedam, l’édifiante hagiographie qu’il consacra à cette bienheureuse, parue en 1901 ? A l’évidence une majorité de lecteurs contemporains répondront malheureusement par l’affirmative. Pourtant ce texte apparait comme une puissante vision anticipatrice de la fin de vie de son auteur, que lui-même semblait avoir perçue quand il écrivait à sa chère amie madame Huc qu’il s’était « souvent dit qu’[il] aurai[t] beaucoup d’ennuis corporels pour avoir écrit la vie de Sainte-Lydwine » (été 1905)… Nous affirmons donc l’absolue incontournabilité de cette œuvre dans sa bibli(bi)ographie.

Notons que Sainte-Lydwine de Schiedam est le texte dont la maturation fut la plus longue dans l’esprit de l’écrivain avant rédaction et publication (plus d’une décennie) ; il est le seul qu’il composa en intégralité lors de son séjour ligugéen, alors qu’il résidait dans la seule maison qui fut sienne de 1899 à 1901 (en copropriété avec le couple Léon et Marguerite Leclaire) ; il est aussi le seul ouvrage pour lequel un premier tirage à caractères spécialement fondus, pour une édition limitée à 1240 exemplaires, vit le jour ; il est, enfin, la preuve que Durtal (personnage principal de quatre romans de J.-K. Huysmans) est un double de l’écrivain car réfléchissant à l’écriture de cette hagiographie dans Là-Haut (première version abandonnée de ce qui deviendra En Route, 1895), il annonce une réalité à venir.

Dès lors, un voyage pour Schiedam (actuelle banlieue de Rotterdam), semble nécessaire, afin de nous approcher au plus près des reliques de la sainte devant lesquelles J.-K. Huysmans s’était physiquement recueilli en 1897 (voir photographie de gauche). En effet, il avait effectué un périple belgo-batave à la recherche de documents sur la sainte en compagnie du couple Leclaire, auquel il épigraphera « affectueusement » son hagiographie. Sur place, force est de constater que l’actuelle basilique Sainte-Lydwine et Notre-Dame du Rosaire, conservant les reliques de la bienheureuse, n’est plus celle que connut l’écrivain, cette dernière ayant été détruite. Néanmoins, la sainte y est grandement mise à l’honneur : deux chapelles lui sont destinées, la croisée du transept expose 6 toiles de Jan Dunselman (1863-1931) relatives à des scènes de la vie de Lydwine et dans le chœur trône la châsse abritant ses reliques. Le culte lydwinien restant discret à Schiedam et les vestiges de l’époque somme toute rares, un crochet par la bibliothèque scientifique d’Utrecht nous permet d’étoffer ces liens en consultant le manuscrit original de Johannes Brugman (1459), l’un des trois biographes de la sainte dont J.-K. Huysmans s’inspira ; ainsi qu’une version de l’incunable imprimé (et illustré ?) par Otgier Nachtegaal (1498) mentionné par J.-K. Huysmans au chapitre XVI de son hagiographie, dont il avait aussi compulsé un exemplaire à La Haye.

Or, dans le chapitre XV, l’écrivain relatant l’histoire des reliques explique comment celles de Schiedam relèvent d’une rétrocession datant de 1871, le reste étant conservé au couvent des carmélites de Bruxelles depuis 1626, d’autres fragments épars ayant été perdus ou détruits. Une visite au dit couvent devient nécessaire.

L’enquête dans la capitale belge s’avère complexe. A la cathédrale des Saints Michel et Gudule, au couvent des frères Franciscains, et même chez les pères Carmes Déchaux, le nom de Lydwine n’évoque rien, à personne. Mais, au détour d’une sympathique mais difficile discussion avec le frère Carme Luca, italien d’origine et s’exprimant très mal en français, celui-ci nous indique le discret couvent des sœurs de son ordre. En désespoir de cause, nous décidons de nous y rendre. L’accès n’est guère aisé, mais nous finissons par rencontrer sœur Françoise-Thérèse. Cette minuscule religieuse nous accueille de manière très avenante et, fort diserte, nous présente l’histoire de son monastère. Sa petite taille nous rappelle les propos de J.-K. Huysmans qui rapportait pouvoir poser sa tante Maria, recluse dans un béguinage néerlandais, sur ses genoux pour lui parler. Très surprise de notre intérêt pour ces reliques, que personne jamais ne vient vénérer, elle nous  confirme leur présence dans le couvent, mais explique que l’accès à icelles ne peut s’improviser.

Quelques mois plus tard, un nouveau rendez-vous est pris, « Ste Lidwine [sic] vous attend après la Messe de 7 h 30 » nous précise-t-elle par message la veille ; fichtre !

Et quelle ne fut pas notre surprise de faire face à ce qui ressemble fort au «  coffret d’ébène et d’argent » qui fut remis en 1616 « aux dames chanoinesses de Mons et confiée à leur garde, dans le sanctuaire de Sainte-Waudru » selon notre hagiographe ; alors que l’inscription du présent reliquaire confirme l’illation vers le couvent des Carmélites en 1626. Et si finalement cette châsse comprenait l’ensemble des fragments conservés en Belgique, qu’après la dispersion une réédification ait pu avoir lieu ? Si fantaisiste que soit cette hypothèse, et ne devant jamais pouvoir être contestée, nous nous permettons de la considérer recevable. Après un bel et cordial entretien autour des liens entre J.-K. Huysmans et la sainte, nous prenons congé de notre hôte.

En guise de remerciements, et pour rappeler et promouvoir la mémoire de son dernier biographe, nous décidons d’envoyer un bel exemplaire de l’édition originale Sainte-Lydwine de Schiedam à sœur Françoise-Thérèse.

In fine, cette enquête prendra fin lorsque nous aurons découvert les dernières reliques de la sainte, celles qui furent offertes à J.-K. Huysmans par un prêtre schiedamois en 1897 et qu’il céda, par testament, au couple Leclaire – quasi-indissociable de la liaison que l’écrivain entretint avec Lydwine… Approcher ces ultimes fragments nous permettra d’achever la construction de ce puzzle humain dont la puissance symbolique constitue une étape primordiale dans notre huysmansienne quête.

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Bonus :

Transcription du texte latin gravé sur la châsse de Sainte-Lydwine de Schiedam du Carmel de Bruxelles :

« Reliquia sancta Lidwina virginis Schiedamensis quas monasterio carmelitarum Bruxellensi dono contulit Serenissima Isabella Hispaniae infans die 23 decembris anni 1626 et eidem coenobio suprema voluntate in perpetuum asseruit piissima princeps die 30 novembris anni 1633 »

[Les saintes reliques de Lidwina, vierge de Schiedam, que la Très Sérénissime Infante Isabelle d’Espagne offrit en cadeau au monastère des Carmélites de Bruxelles le 23 décembre 1626, et le prince [Philippe IV ?] le plus pieux confirma cette perpétuité au couvent par volonté suprême le 30 novembre 1633]

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La châsse recelant les reliques de le sainte exposée en la basilique Sainte-Lydwine et Notre-Dame du Rosaire à Schiedam
La châsse recelant les reliques de Sainte-Lydwine conservée carmel de Bruxelles
Le cartel gravé sur la châsse de Sainte-Lydwine

La thébaïde de Fontenay-aux-Roses

La thébaïde de Fontenay-aux-Roses

Joris-Karl Huysmans fit naître et grandir Jean Floressas des Esseintes, personnage unique d’ A Rebours (1884), son roman le plus célèbre, au château de Lourps. Arrivé à majorité, des Esseintes vendit tous ses biens et, après de fructueuses investigations il découvrait dans « les environs de la capitale (…) une bicoque à vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit écarté, sans voisins, près du fort : son rêve était exaucé ; dans ce pays peu ravagé par les Parisiens, il était certain d’être à l’abri ; la difficulté des communications mal assurées par un ridicule chemin de fer, situé au bout de la ville, et par de petits tramways, partant et marchant à leur guise, le rassurait. »

Cette mythologie domestique amena inévitablement les huysmansiens passionnés à chercher trace de cette maison, et ce d’autant que l’écrivain avait résidé durant les trois mois de l’été 1881 à Fontenay-aux-Roses, rue des écoles – totalement remaniée depuis et rebaptisée rue Jean Jaurès. Inévitablement, une maison, correspondant aux critères d’âge et d’originalité, située sur les hauteurs de Fontenay fut remarquée et considérée comme source d’inspiration pour la demeure de des Esseintes. A ce jour aucune preuve ne permet la certitude, mais les plus rêveurs, dont moi, s’en persuadent ; tout vestige amplifiant le lien avec « notre ami ».

C’est donc intrigué et curieux du lieu que je m’y rendais. Toute la colline surplombant Fontenay ayant été densément urbanisée, la maison n’est plus « dans un endroit écarté » mais entourée de maintes propriétés au cœur d’une zone résidentielle. Elle s’y terre, celée au fond d’un petit jardin et séparée de la rue et de la vue par un muret surmonté d’une balustrade métallique noyée dans une végétation sauvage. Un vieux portail sans sonnette franchi, me voici dans le jardin au centre duquel trône un «  petit bassin maintenant bordé d’une margelle de basalte », recouvert de mousse, visiblement peu entretenu. L’architecture de l’édifice est effectivement particulière, détonnant avec la modernité des constructions avoisinantes. Un petit perron mène à une porte flanquée deux fenêtres, les deux étages supérieurs sont chacun percés de trois croisées, celle du centre précédée d’un élégant balconnet orné d’un garde-fou en fer forgé. L’ensemble est couronné d’un harmonieux balustre qui reprend le motif de celui qui orne le perron. Curieusement, au flanc sénestre de la maison semble avoir été adjointe une élévation d’autant de fenêtres, et surmontée d’un oculus de toute originalité.

La porte d’entrée n’étant pourvue d’aucune sonnette, mes heurts répétés à la porte ne donnant rien, j’ose, non sans quelques acrobaties, un coup d’œil furtif par une fenêtre, et mon regard croise… un regard. Dans la pièce, tout au fond, une personne… allongée sur un lit médicalisé. Stupéfait et conscient du silence répondant à mes sollicitations, mon désir d’exploration prend brusquement fin.

De retour chez moi, un peu honteux et fort gêné, j’adresse une épistole pour m’excuser de l’intrusion dans la propriété, non sans expliquer, bien évidemment, quelles motivations m’avaient mû.

Quelques semaines plus tard mon téléphone carillonne, je décroche – je presse l’écran plus exactement ; « bonjour, c’est Joris-Karl Huysmans », ouïs-je, ébaubi. Il s’agissait du fils de la personne alitée qui, ayant réceptionné ma missive, apparaissait plus curieux que contrarié. Nous avons discuté une bonne demi-heure de J.-K. Huysmans et de la supposée source d’inspiration qu’était cette demeure. Elle daterait d’environ 1853, ce qui atteste qu’elle ait pu être vue par l’écrivain lors de son séjour à Fontenay-aux-Roses. Ensuite, elle aurait (le conditionnel semble de rigueur) été louée par Fernand Léger durant les années 1920/1930 et accueillait les bureaux du magazine « Le Ski Français » quand les parents de mon interlocuteur l’acquéraient, c’était en 1974. Ce lieu semblant pétri d’extraordinaire, la famille l’intégrant ne pouvait qu’être hors norme ; il s’agissait du célèbre dissident russe Andreï Siniavski, de son audacieuse et tempétueuse épouse Maria Rozanova et de leur jeune fils, Iégor. Je m’entretenais donc avec ce dernier. Revenant à J.-K. Huysmans, il m’apprenait avoir lu A Vau l’eau (1882) et avoir particulièrement apprécié l’incipit de Là-Bas (1891). Le potentiel propriétaire de la supposée thébaïde était donc un lecteur de J.-K. Huysmans ! Incroyable !

Et cerise sur le gâteau, ce lecteur n’est pas que lecteur ! Je laisse maintenant le soin aux plus curieux d’effectuer quelques recherches sur Internet en dévoilant son coruscant nom de plume : Iegor Gran !

Enfin, pour boucler la boucle, notez qu’il a obtenu, en 2003, le grand prix de l’humour noir avec ONG ! et que lors de notre première rencontre, je devais lui apprendre que l’expression « humour noir » avait été inventée par J.-K. Huysmans, dans son autobiographie parue sous le pseudonyme d’A. Meunier (Les Hommes d’aujourd’hui n° 263, 1885), et non par André Breton, auteur de la fameuse Anthologie de l’humour noir, ainsi qu’il est communément admis.

Le bassin
Iegor Gran

La villa Notre-Dame

La villa Notre-Dame de Ligugé

1. Une prise de contact laborieuse.

Connaissant l’existence de la villa Notre-Dame que J.-K. Huysmans avait fait construire à Ligugé à la toute fin du XIXè siècle, j’envoie un message à la mairie dudit village afin d’avoir plus d’indications sur sa situation, son propriétaire, etc… M’est envoyée, en retour, une réponse on ne peut plus laconique : « la maison Huysmans est située rue Huysmans ».

Surpris et déçu par la compendiosité du message, j’interroge un célèbre moteur de recherche et trouve le nom d’une personne résidant, a priori, dans la rue. Je poste donc, vers cette adresse, une missive dans le but d’établir un contact. Quelques semaines plus tard, une petite carte me parvient par le même canal. Le propriétaire de la maison Huysmans, prévenu de ma démarche par une voisine, me fait savoir que la villa Notre-Dame est une demeure privée, que nulle trace de l’écrivain n’y subsiste plus depuis bien longtemps et qu’elle n’est donc pas ouverte aux visites. Dont acte ; le plus imposant vestige de l’existence de J.-K. Huysmans ne me sera jamais accessible.

J’apprends, peu de temps après, en lisant les correspondances entre l’écrivain et l’abbesse Cécile de Bruyère, que la maison est ornée d’un péristyle dont il a « établi les piliers au nom des saints les plus amis, saint Benoît, saint Martin, saint François d’Assise, sainte Radegonde, sainte Lydwyne, sainte Françoise Romaine, sainte Thérèse – en n’oubliant point saint Joseph et en gardant la place d’honneur pour la mère – Et [il] les [a] fait représenter en dehors de toute archéologie, par la symbolique des fleurs, aidée du blason » (lettre du 30 juillet 1899). Que n’avais-je fait cette découverte avant sollicitation du propriétaire ; il devient extrêmement mal venu et particulièrement cavalier de réitérer une demande de visite, même pour la façade extérieure… Tant pis, me dis-je, si l’occasion se présente un jour,  j’irai voir si ces chapiteaux sont éventuellement visibles depuis la chaussée.

2. Une chaleureuse rencontre.

Je finis par me rendre à Ligugé dans le but d’observer ces fameuses pièces d’architecture. Arrivé rue Huysmans, je me rends compte que, non seulement la maison est en hauteur par rapport à la rue, mais qu’un mur d’enceinte masque partiellement le péristyle, amère déception… Mais… une personne passant dans la cour de la maison me voit me contorsionner et m’interpelle. Je lui explique être l’auteur de la demande de visite formulée quelques mois auparavant. Ladite personne me dit se renseigner et après un bref instant, le propriétaire de la maison, monsieur S., m’invite à pénétrer dans la propriété afin que je puisse photographier les chapiteaux. Mes images obtenues, nous échangeons autour de J.-K. Huysmans, de sa vie à Ligugé, de la maison, et, alors que je ne m’y attendais pas du tout, monsieur S. me propose de visiter l’intérieur de sa demeure ! Les huysmansiens sauront que le rez-de-chaussée était habité par le couple Leclaire, l’étage par l’écrivain. Quelle insigne émotion que celle qui m’étreignit quand je pénétrai dans ce qui fut sa chambre et particulièrement son bureau, pièces communicantes à l’époque, murées depuis. Surtout ce cabinet de travail, dont subsiste quelques photographies d’époque nous montrant des murs couverts de lourds volumes, pièce dont l’usage a été conservé à l‘heure actuelle. Ce bureau, duquel J.-K. Huysmans avait vue sur le monastère Saint-Martin qu’il rejoignait plusieurs fois par jour afin d’assister consciencieusement aux offices, alors qu’il écrivait son hagiographie, Sainte-Lydwine de Schiedam.

Si, en plus d’un siècle, les propriétaires s’y sont succédé et nonobstant l’idée qu’ « il n'[y] reste rien et l’on chercherait en vain son souvenir » (Maurice Garçon, D’un prompt oubli, BSH n° 21, 1949), j’affirme que l’âme de J.-K. Huysmans plane toujours dans les aîtres de cette villa.

La villa Notre-Dame en 1900
La villa Notre-Dame début XXè (carte postale)
La villa Notre-Dame à l’heure actuelle
Anonyme (Léon Leclaire ?), J.-K. Huysmans dans son bureau de la villa Notre-Dame, 1900

Odile

Une visite sous les bons auspices de l’abbé Boullan

Profitant d’un séjour lyonnais, je décide de me rendre à un certain numéro de la rue de la Martinière.

Joris-Karl Huysmans n’y vécut pas à proprement parler, mais il y fit quelques séjours entre 1890 et 1893. En effet, c’est dans un appartement sis dans cette rue que résidait un trio, pour le moins interlope, constitué de Joseph-Antoine Boullan (ancien abbé, révoqué de l’église catholique romaine, autoproclamé successeur du mage Vintras), de Julie Thibault (une mystique qui officiera, de 1895 à 1899, comme domestique au service de J.-K. Huysmans) et un architecte du nom de Pascal Misme. J.-K. Huysmans était entré en contact avec l’ex-abbé, car celui-ci disposait d’une importante documentation sur le satanisme passé et présent qu’il était prêt à partager avec l’écrivain quand ce dernier travaillait sur Là-Bas (1891). Ces échanges furent à l’origine d’une relation forte entre les deux hommes qui devait durer jusqu’à la mort de l’abbé, en 1893. Lors d’un séjour rue de la Martinière, J.-K. Huysmans assista, visiblement interloqué et ébaubi, à un combat fluidique. Récit des événements : « Chez Boullan, c’est la folie la plus bizarre. On a reçu une lettre de Paris des occultistes [Stanislas de Guaita et le Sar Péladan], nous condamnant à la peine de mort – et la bataille dura trois jours. Ce fut Wagram dans le vide ! En costume sacerdotal, des hosties à la main, Boullan terrassait ses ennemis, assisté d’une somnambule en état lucide et de la maman Thibault – et de moi ! qui étais chargé d’empêcher que l’ennemi ne jetât la petite Laure* [la dénommée somnambule] en l’état cataleptique. Ce fut bien beau ! Mais on ne voyait rien – sinon, de temps en temps, les fameux éperviers qui venaient frôler les vitres et que surveillait pendant la lutte le père Misme. Je ne suis pas encore fol, mais c’est égal, il y avait de quoi le devenir »  (lettre à Gustave Boucher, 19 août 1891). J.-K. Huysmans évoluait en plein dans la vague occultisto-satanico-spiritiste qui remuait alors le monde des lettres et des arts.

Que pouvait-il rester de tout ceci au XXIème siècle ? Assurément, rien ; mais l’adresse reste célèbre pour le pittoresque des lieux, dit-on.

Me voici donc face à une banale porte en bois, et, encastré dans le mur, un boitier à digicode. Rien de particulier, en somme. Bigre, quelle malchance. Par la fenêtre ouverte du café attenant, j’interpelle une serveuse et lui demande s’il est possible qu’elle m’ouvre la porte, et surtout si derrière se cache une cour éventuellement visitable. Je m’entends répondre que je n’ai qu’à pousser la porte… Sitôt dit, sitôt fait ; effectivement, celle-ci n’était pas verrouillée. Je pénètre donc, gravis quelques sombres marches menant dans une lugubre traboule, et débouche dans un insoupçonné puits de lumière ! Un incroyable escalier de pierre, ouvragé de ferronnerie d’art s’élève sur 7 étages dans une minuscule cour intérieure. Alors que je lève les yeux sur cette pièce d’architecture, se déverse sur moi une ambiance finiséculaire de XIXè siècle faisandé, momifié dans ces arabesques de pierre. Quelque peu éberlué, j’entreprends l’ascension de ces fuligineux degrés m’imaginant ces mêmes marches foulées par la petite bande d’illuminés, et leur témoin, cités précédemment. Rendu au 4ème palier, je me trouve face à face avec une dame qui arrosait paisiblement ses plantes. Un bonjour de politesse et je ne peux m’empêcher de lui dire abruptement que je suis sur les pas de l’abbé Boullan. « Ah ! me répond-elle, du tac-au-tac, enjouée, celui-qui faisait des messes noires dans la cave ! » Il n’en fallait pas plus ! Odile et moi avons discuté presqu’une heure de J.-K. Huysmans, de Boullan, de l’immeuble et de cette cage d’escalier dont le rafraichissement et la remise en peinture sont programmés dans un futur proche (je suis arrivé à temps !). Elle m’explique aussi être la plus ancienne résidente de l’immeuble (plus de quatre décennies), et que « si vous étiez tombé sur les jeunes, ils n’auraient pas pu vous en raconter tout ça, d’ailleurs et ils ne connaissent plus l’histoire de l’abbé ». Enfin, s’enquérant du comment j’étais entré, elle se rappela que le digicode était hors d’usage et qu’il devait être réparé incessamment, empêchant par là même tout accès à la cour pour les personnes non autorisées.

A La supposée guigne de la porte crue close à l’arrivée s’est finalement substitué un curieux enchaînement d’événements providentiels dont on se plait à imaginer que l’ordre fut commandé, de l’au-delà, par le ténébreux abbé.

* En réalité Adèle Berthet, une voisine du trio

L’oppressant escalier débouchant sur la cour
L’extraordinaire escalier extérieur menant au palier de feu l’abbé Boullan