Odile

Une visite sous les bons auspices de l’abbé Boullan

Profitant d’un séjour lyonnais, je décide de me rendre à un certain numéro de la rue de la Martinière.

Joris-Karl Huysmans n’y vécut pas à proprement parler, mais il y fit quelques séjours entre 1890 et 1893. En effet, c’est dans un appartement sis dans cette rue que résidait un trio, pour le moins interlope, constitué de Joseph-Antoine Boullan (ancien abbé, révoqué de l’église catholique romaine, autoproclamé successeur du mage Vintras), de Julie Thibault (une mystique qui officiera, de 1895 à 1899, comme domestique au service de J.-K. Huysmans) et un architecte du nom de Pascal Misme. J.-K. Huysmans était entré en contact avec l’ex-abbé, car celui-ci disposait d’une importante documentation sur le satanisme passé et présent qu’il était prêt à partager avec l’écrivain quand ce dernier travaillait sur Là-Bas (1891). Ces échanges furent à l’origine d’une relation forte entre les deux hommes qui devait durer jusqu’à la mort de l’abbé, en 1893. Lors d’un séjour rue de la Martinière, J.-K. Huysmans assista, visiblement interloqué et ébaubi, à un combat fluidique. Récit des événements : « Chez Boullan, c’est la folie la plus bizarre. On a reçu une lettre de Paris des occultistes [Stanislas de Guaita et le Sar Péladan], nous condamnant à la peine de mort – et la bataille dura trois jours. Ce fut Wagram dans le vide ! En costume sacerdotal, des hosties à la main, Boullan terrassait ses ennemis, assisté d’une somnambule en état lucide et de la maman Thibault – et de moi ! qui étais chargé d’empêcher que l’ennemi ne jetât la petite Laure* [la dénommée somnambule] en l’état cataleptique. Ce fut bien beau ! Mais on ne voyait rien – sinon, de temps en temps, les fameux éperviers qui venaient frôler les vitres et que surveillait pendant la lutte le père Misme. Je ne suis pas encore fol, mais c’est égal, il y avait de quoi le devenir »  (lettre à Gustave Boucher, 19 août 1891). J.-K. Huysmans évoluait en plein dans la vague occultisto-satanico-spiritiste qui remuait alors le monde des lettres et des arts.

Que pouvait-il rester de tout ceci au XXIème siècle ? Assurément, rien ; mais l’adresse reste célèbre pour le pittoresque des lieux, dit-on.

Me voici donc face à une banale porte en bois, et, encastré dans le mur, un boitier à digicode. Rien de particulier, en somme. Bigre, quelle malchance. Par la fenêtre ouverte du café attenant, j’interpelle une serveuse et lui demande s’il est possible qu’elle m’ouvre la porte, et surtout si derrière se cache une cour éventuellement visitable. Je m’entends répondre que je n’ai qu’à pousser la porte… Sitôt dit, sitôt fait ; effectivement, celle-ci n’était pas verrouillée. Je pénètre donc, gravis quelques sombres marches menant dans une lugubre traboule, et débouche dans un insoupçonné puits de lumière ! Un incroyable escalier de pierre, ouvragé de ferronnerie d’art s’élève sur 7 étages dans une minuscule cour intérieure. Alors que je lève les yeux sur cette pièce d’architecture, se déverse sur moi une ambiance finiséculaire de XIXè siècle faisandé, momifié dans ces arabesques de pierre. Quelque peu éberlué, j’entreprends l’ascension de ces fuligineux degrés m’imaginant ces mêmes marches foulées par la petite bande d’illuminés, et leur témoin, cités précédemment. Rendu au 4ème palier, je me trouve face à face avec une dame qui arrosait paisiblement ses plantes. Un bonjour de politesse et je ne peux m’empêcher de lui dire abruptement que je suis sur les pas de l’abbé Boullan. « Ah ! me répond-elle, du tac-au-tac, enjouée, celui-qui faisait des messes noires dans la cave ! » Il n’en fallait pas plus ! Odile et moi avons discuté presqu’une heure de J.-K. Huysmans, de Boullan, de l’immeuble et de cette cage d’escalier dont le rafraichissement et la remise en peinture sont programmés dans un futur proche (je suis arrivé à temps !). Elle m’explique aussi être la plus ancienne résidente de l’immeuble (plus de quatre décennies), et que « si vous étiez tombé sur les jeunes, ils n’auraient pas pu vous en raconter tout ça, d’ailleurs et ils ne connaissent plus l’histoire de l’abbé ». Enfin, s’enquérant du comment j’étais entré, elle se rappela que le digicode était hors d’usage et qu’il devait être réparé incessamment, empêchant par là même tout accès à la cour pour les personnes non autorisées.

A La supposée guigne de la porte crue close à l’arrivée s’est finalement substitué un curieux enchaînement d’événements providentiels dont on se plait à imaginer que l’ordre fut commandé, de l’au-delà, par le ténébreux abbé.

* En réalité Adèle Berthet, une voisine du trio

L’oppressant escalier débouchant sur la cour
L’extraordinaire escalier extérieur menant au palier de feu l’abbé Boullan