Un voisinage ombrageux à Ligugé
Nous sommes en 1898. Le terrain sur lequel se situe la villa Notre-Dame de Ligugé, non encore sortie de terre à l’époque, avait été acheté par le couple Leclaire, des amis de J.-K. Huysmans. L’écrivain, quant à lui, avait acquis une parcelle séparée de celle-ci par une petite propriété sur laquelle était posée une maisonnette, possession de « la veuve Gibouin ». Au regard des projets qui animaient J.-K. Huysmans, la réunion des terrains lui semblait nécessaire. Il chercha donc à devenir propriétaire du terrain de sa voisine ; celle-ci refusa. D’âpres négociations s’ensuivirent, l’écrivain allant jusqu’à acheter la maison du garde forestier (sise aussi à Ligugé), plus grande et plus moderne et la lui proposer en échange ; refus catégorique. La maison nouvellement acquise fut revendue à perte et l’acariâtre veuve resta chez elle. « Huysmans s’imaginait qu’elle le narguait et, chaque fois qu’il l’apercevait dans son champ, il la traitait, à part soi, tantôt de « Chouanne », tantôt de « Maugrabine » , parce que son nez avait la forme d’un yatagan, ou bien encore de « femme au casque » , à cause de la coiffe belliqueuse qu’elle portait comme un heaume » (Lucien Descaves, Les dernières années de J.-K. Huysmans, 1941) ; bonne ambiance assurément !
Au détour d’une conversation avec M. et Mme S. (voir l’article ci-dessus sur la villa Notre-Dame), je pense saisir que la maison de la veuve Gibouin n’a peut-être jamais quitté le giron familial et que son actuelle résidente en est certainement une descendante. J’établis donc le contact, apprends que l’hypothèse est juste ; un rendez-vous est donc fixé.
J’ai passé une heure chez M. et Mme M. Cette dernière étant l’arrière-petite-fille de la veuve Gibouin. Les origines de la maison sont datées d’environ 1880, soit bien avant les démarches infructueuses de J.-K. Huysmans. Si Mme M. avait bien eu vent des déboires de son aïeule, l’affaire de la maison du garde forestier ne lui disait rien. Mais cette visite fut surtout pour moi l’occasion de voir la seule image connue de cette si féroce voisine. Il s’agit d’une photo prise lors du mariage des parents de Mme M., en 1930, à Saint-Julien l’Ars. La veuve Gibouin, grand-mère du marié, est à sa droite, vêtue de sa robe noire et de ses barbes blanches ; elle mourut trois jours après ce cliché ! Quant à mon hôte, elle naquit trois ans plus tard, n’ayant par conséquent jamais connu celle qui résista si héroïquement à J.-K. Huysmans et qui participa certainement à lui faire cruellement écrire dans L’Oblat (1903) que non seulement « les paysans sont stupides et retors », la population locale « libidineuse et cupide » mais qu’en sus leurs mœurs « sont tellement ignobles qu’il vaut mieux n’en point parler ».