La thébaïde de Fontenay-aux-Roses
Joris-Karl Huysmans fit naître et grandir Jean Floressas des Esseintes, personnage unique d’ A Rebours (1884), son roman le plus célèbre, au château de Lourps. Arrivé à majorité, des Esseintes vendit tous ses biens et, après de fructueuses investigations il découvrait dans « les environs de la capitale (…) une bicoque à vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit écarté, sans voisins, près du fort : son rêve était exaucé ; dans ce pays peu ravagé par les Parisiens, il était certain d’être à l’abri ; la difficulté des communications mal assurées par un ridicule chemin de fer, situé au bout de la ville, et par de petits tramways, partant et marchant à leur guise, le rassurait. »
Cette mythologie domestique amena inévitablement les huysmansiens passionnés à chercher trace de cette maison, et ce d’autant que l’écrivain avait résidé durant les trois mois de l’été 1881 à Fontenay-aux-Roses, rue des écoles – totalement remaniée depuis et rebaptisée rue Jean Jaurès. Inévitablement, une maison, correspondant aux critères d’âge et d’originalité, située sur les hauteurs de Fontenay fut remarquée et considérée comme source d’inspiration pour la demeure de des Esseintes. A ce jour aucune preuve ne permet la certitude, mais les plus rêveurs, dont moi, s’en persuadent ; tout vestige amplifiant le lien avec « notre ami ».
C’est donc intrigué et curieux du lieu que je m’y rendais. Toute la colline surplombant Fontenay ayant été densément urbanisée, la maison n’est plus « dans un endroit écarté » mais entourée de maintes propriétés au cœur d’une zone résidentielle. Elle s’y terre, celée au fond d’un petit jardin et séparée de la rue et de la vue par un muret surmonté d’une balustrade métallique noyée dans une végétation sauvage. Un vieux portail sans sonnette franchi, me voici dans le jardin au centre duquel trône un « petit bassin maintenant bordé d’une margelle de basalte », recouvert de mousse, visiblement peu entretenu. L’architecture de l’édifice est effectivement particulière, détonnant avec la modernité des constructions avoisinantes. Un petit perron mène à une porte flanquée deux fenêtres, les deux étages supérieurs sont chacun percés de trois croisées, celle du centre précédée d’un élégant balconnet orné d’un garde-fou en fer forgé. L’ensemble est couronné d’un harmonieux balustre qui reprend le motif de celui qui orne le perron. Curieusement, au flanc sénestre de la maison semble avoir été adjointe une élévation d’autant de fenêtres, et surmontée d’un oculus de toute originalité.
La porte d’entrée n’étant pourvue d’aucune sonnette, mes heurts répétés à la porte ne donnant rien, j’ose, non sans quelques acrobaties, un coup d’œil furtif par une fenêtre, et mon regard croise… un regard. Dans la pièce, tout au fond, une personne… allongée sur un lit médicalisé. Stupéfait et conscient du silence répondant à mes sollicitations, mon désir d’exploration prend brusquement fin.
De retour chez moi, un peu honteux et fort gêné, j’adresse une épistole pour m’excuser de l’intrusion dans la propriété, non sans expliquer, bien évidemment, quelles motivations m’avaient mû.
Quelques semaines plus tard mon téléphone carillonne, je décroche – je presse l’écran plus exactement ; « bonjour, c’est Joris-Karl Huysmans », ouïs-je, ébaubi. Il s’agissait du fils de la personne alitée qui, ayant réceptionné ma missive, apparaissait plus curieux que contrarié. Nous avons discuté une bonne demi-heure de J.-K. Huysmans et de la supposée source d’inspiration qu’était cette demeure. Elle daterait d’environ 1853, ce qui atteste qu’elle ait pu être vue par l’écrivain lors de son séjour à Fontenay-aux-Roses. Ensuite, elle aurait (le conditionnel semble de rigueur) été louée par Fernand Léger durant les années 1920/1930 et accueillait les bureaux du magazine « Le Ski Français » quand les parents de mon interlocuteur l’acquéraient, c’était en 1974. Ce lieu semblant pétri d’extraordinaire, la famille l’intégrant ne pouvait qu’être hors norme ; il s’agissait du célèbre dissident russe Andreï Siniavski, de son audacieuse et tempétueuse épouse Maria Rozanova et de leur jeune fils, Iégor. Je m’entretenais donc avec ce dernier. Revenant à J.-K. Huysmans, il m’apprenait avoir lu A Vau l’eau (1882) et avoir particulièrement apprécié l’incipit de Là-Bas (1891). Le potentiel propriétaire de la supposée thébaïde était donc un lecteur de J.-K. Huysmans ! Incroyable !
Et cerise sur le gâteau, ce lecteur n’est pas que lecteur ! Je laisse maintenant le soin aux plus curieux d’effectuer quelques recherches sur Internet en dévoilant son coruscant nom de plume : Iegor Gran !
Enfin, pour boucler la boucle, notez qu’il a obtenu, en 2003, le grand prix de l’humour noir avec ONG ! et que lors de notre première rencontre, je devais lui apprendre que l’expression « humour noir » avait été inventée par J.-K. Huysmans, dans son autobiographie parue sous le pseudonyme d’A. Meunier (Les Hommes d’aujourd’hui n° 263, 1885), et non par André Breton, auteur de la fameuse Anthologie de l’humour noir, ainsi qu’il est communément admis.